On raconte que l’Empereur Caligula avait nommé Incitatus, son cheval favori, au Sénat romain. Notre premier ministre n’est pas allé si loin, mais la nomination de trois candidats conservateurs récemment rejetés par les électeurs a certainement choqué. La manœuvre était bassement partisane, nul doute, mais elle était peut-être habile. Harper a démontré, par l’absurde, l’utilité de réformer le Sénat du Canada.
Monsieur Harper s’intéresse au Sénat depuis les tout débuts de sa carrière politique au sein du Reform Party. Sa base albertaine réclame depuis longtemps un Sénat élu, égal et efficace qui renforcerait la représentation de l’Ouest dans les institutions centrales et qui ferait contrepoids à l’influence du Québec et de l’Ontario. L’enjeu est suffisamment important pour que l’Alberta ait fait élire ses propres aspirants sénateurs. En 1990, Brian Mulroney s’est même senti obligé de nommer deux d’entre eux, Stan Waters et Bert Brown, à la Chambre haute. Si les velléités réformistes de Harper étaient contrariées par sa minorité parlementaire, le dernier obstacle a été levé le 2 mai dernier. La question du Sénat surgira donc lors du Discours du Trône.
Le projet Harper
À quoi faut-il s’attendre? Monsieur Harper ne peut changer le Sénat de fond en comble. Pour modifier la répartition des sièges, le mode de sélection des sénateurs ou les pouvoirs de la Chambre haute, il faut un amendement constitutionnel. La procédure est lente, lourde et hasardeuse. Elle demande l’appui formel de sept provinces représentant plus de 50% de la population du Canada. Entamer de telles discussions lancerait aussi une nouvelle ronde de négociations constitutionnelles avec le Québec. Pour les défenseurs du statu quo, c’est ouvrir la boîte de Pandore.
Dans ce contexte, la proposition du gouvernement est plus modeste. La convention actuelle veut que le Gouverneur général nomme les sénateurs sur recommandation du premier ministre. En théorie, rien n’empêche le premier ministre de consulter la population avant d’émettre ses recommandations. Il suffirait donc que ces « consultations » soient formalisées par un scrutin et qu’elles prennent place en même temps que les élections fédérales et nous obtiendrions, de facto, un Sénat élu. En réduisant le mandat des sénateurs à huit ans, l’institution rendrait compte à la population et deviendrait démocratique.
À première vue, l’idée est astucieuse. Elle semble éviter les hourvaris d’un amendement constitutionnel et mettre fin à l’une des grandes anomalies de notre système politique. On veut presque applaudir monsieur Harper d’avoir résolu un problème aussi ancien que la Confédération.
Réaction des provinces
Il y a pourtant du sable dans l’engrenage puisque le Québec et l’Ontario s’opposent au projet. En unissant leur voix, les deux provinces centrales peuvent faire échouer les plans d’Ottawa.
L’Ontario n’a rien à gagner dans cette réforme. Les sièges des Communes sont distribués en proportion de la population, et la plus populeuse province du pays se méfie donc d’un Sénat plus égalitaire et plus efficace qui diluerait son influence. Dalton McGuinty suggère plutôt d’abolir la Chambre haute.
En principe, Jean Charest n’est pas opposé à une «modernisation» du Sénat. Le poids démographique de la Belle province décline, et une Chambre haute réformée pourrait compenser pour l’inévitable perte de sièges aux Communes. Elle pourrait aussi fournir des garanties pour la protection de la culture québécoise et de la langue française. L’Accord de Charlottetown allait déjà dans cette direction. Le problème, c’est qu’Ottawa veut imposer sa volonté sans consulter l’une des communautés fondatrices du pays.
«Toute modification au Sénat met à risque l’équilibre créé lorsque le pacte confédératif a été scellé et c’est la raison pour laquelle ça demande une modification constitutionnelle et non pas une loi unilatérale adoptée par la Chambre des communes» déclarait le ministre Moreau.
Il y a de bonnes raisons de croire que le projet Harper est anticonstitutionnel et la province le contestera certainement devant les tribunaux. Le plus sérieux problème est probablement d’ordre symbolique. En faisant cavalier seul, Ottawa répèterait l’affront du rapatriement unilatéral de la constitution en 1982, un événement qui reste traumatique dans la mémoire collective des Québécois. Harper risque ainsi de ranimer le sentiment souverainiste et propulser le PQ lors des élections de 2013.
En même temps, on peut se demander si l’Ouest se satisferait d’un Sénat élu mais toujours aussi inégal. Dans le projet Harper, l’Alberta continuerait à détenir seulement six sièges, ce qui semble injuste considérant les dix sièges de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick.
La réforme ne modifierait pas les pouvoirs de la Chambre haute. Elle reste subordonnée à la Chambre basse. Certes, le Sénat peut initier ses propres projets de loi, mais ceux-ci ne peuvent avoir d’incidence financière et ils doivent ensuite être approuvés par les Communes. Oui, le Sénat peut opposer son véto à un projet de loi des Communes, mais cela ne constitue pas une motion de défiance à l’égard du gouvernement et le bill peut quand même être adopté par les Communes 180 jours plus tard. Dans ce contexte, le rôle du Sénat reste très limité. Il consiste surtout à peaufiner les projets de loi des Communes et à réviser les règlements adoptés par les ministères fédéraux. Historiquement, notre Chambre haute a aussi servi de lobby institutionnalisé, —aux frais des contribuables—, pour les intérêts d’affaire. Avant et après la réforme, le Sénat du Canada n’est pas le contrepoids que les Albertains appellent de leur vœux.
Tout compte fait, ce projet de réforme à la pièce risque de décevoir l’Alberta, d’attaquer l’Ontario et d’enrager le Québec. Il sèmera la zizanie pour une avancée démocratique négligeable. C’est aussi une occasion manquée pour commencer une véritable rénovation du fédéralisme canadien.
Terminons avec une question intrigante. Que fera monsieur Harper si les Québécois lui « conseillent » des sénateurs souverainistes? Acceptera-t-il de les recommander au Gouverneur général, ou violera-t-il la convention constitutionnelle qu’il espère instaurer? S’il veut réellement démocratiser le Sénat, le premier ministre n’aura guère le choix. Il devra reconnaître ouvertement la légitimité politique des «partis séparatistes » qu’il attaquait encore hier. Nos concitoyens albertains sont fins connaisseurs de rodéos et de chevaux. Ils pourraient préférer Incitatus à un honorable sénateur Duceppe.
Monsieur Harper s’intéresse au Sénat depuis les tout débuts de sa carrière politique au sein du Reform Party. Sa base albertaine réclame depuis longtemps un Sénat élu, égal et efficace qui renforcerait la représentation de l’Ouest dans les institutions centrales et qui ferait contrepoids à l’influence du Québec et de l’Ontario. L’enjeu est suffisamment important pour que l’Alberta ait fait élire ses propres aspirants sénateurs. En 1990, Brian Mulroney s’est même senti obligé de nommer deux d’entre eux, Stan Waters et Bert Brown, à la Chambre haute. Si les velléités réformistes de Harper étaient contrariées par sa minorité parlementaire, le dernier obstacle a été levé le 2 mai dernier. La question du Sénat surgira donc lors du Discours du Trône.
Le projet Harper
À quoi faut-il s’attendre? Monsieur Harper ne peut changer le Sénat de fond en comble. Pour modifier la répartition des sièges, le mode de sélection des sénateurs ou les pouvoirs de la Chambre haute, il faut un amendement constitutionnel. La procédure est lente, lourde et hasardeuse. Elle demande l’appui formel de sept provinces représentant plus de 50% de la population du Canada. Entamer de telles discussions lancerait aussi une nouvelle ronde de négociations constitutionnelles avec le Québec. Pour les défenseurs du statu quo, c’est ouvrir la boîte de Pandore.
Dans ce contexte, la proposition du gouvernement est plus modeste. La convention actuelle veut que le Gouverneur général nomme les sénateurs sur recommandation du premier ministre. En théorie, rien n’empêche le premier ministre de consulter la population avant d’émettre ses recommandations. Il suffirait donc que ces « consultations » soient formalisées par un scrutin et qu’elles prennent place en même temps que les élections fédérales et nous obtiendrions, de facto, un Sénat élu. En réduisant le mandat des sénateurs à huit ans, l’institution rendrait compte à la population et deviendrait démocratique.
À première vue, l’idée est astucieuse. Elle semble éviter les hourvaris d’un amendement constitutionnel et mettre fin à l’une des grandes anomalies de notre système politique. On veut presque applaudir monsieur Harper d’avoir résolu un problème aussi ancien que la Confédération.
Réaction des provinces
Il y a pourtant du sable dans l’engrenage puisque le Québec et l’Ontario s’opposent au projet. En unissant leur voix, les deux provinces centrales peuvent faire échouer les plans d’Ottawa.
L’Ontario n’a rien à gagner dans cette réforme. Les sièges des Communes sont distribués en proportion de la population, et la plus populeuse province du pays se méfie donc d’un Sénat plus égalitaire et plus efficace qui diluerait son influence. Dalton McGuinty suggère plutôt d’abolir la Chambre haute.
En principe, Jean Charest n’est pas opposé à une «modernisation» du Sénat. Le poids démographique de la Belle province décline, et une Chambre haute réformée pourrait compenser pour l’inévitable perte de sièges aux Communes. Elle pourrait aussi fournir des garanties pour la protection de la culture québécoise et de la langue française. L’Accord de Charlottetown allait déjà dans cette direction. Le problème, c’est qu’Ottawa veut imposer sa volonté sans consulter l’une des communautés fondatrices du pays.
«Toute modification au Sénat met à risque l’équilibre créé lorsque le pacte confédératif a été scellé et c’est la raison pour laquelle ça demande une modification constitutionnelle et non pas une loi unilatérale adoptée par la Chambre des communes» déclarait le ministre Moreau.
Il y a de bonnes raisons de croire que le projet Harper est anticonstitutionnel et la province le contestera certainement devant les tribunaux. Le plus sérieux problème est probablement d’ordre symbolique. En faisant cavalier seul, Ottawa répèterait l’affront du rapatriement unilatéral de la constitution en 1982, un événement qui reste traumatique dans la mémoire collective des Québécois. Harper risque ainsi de ranimer le sentiment souverainiste et propulser le PQ lors des élections de 2013.
En même temps, on peut se demander si l’Ouest se satisferait d’un Sénat élu mais toujours aussi inégal. Dans le projet Harper, l’Alberta continuerait à détenir seulement six sièges, ce qui semble injuste considérant les dix sièges de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick.
La réforme ne modifierait pas les pouvoirs de la Chambre haute. Elle reste subordonnée à la Chambre basse. Certes, le Sénat peut initier ses propres projets de loi, mais ceux-ci ne peuvent avoir d’incidence financière et ils doivent ensuite être approuvés par les Communes. Oui, le Sénat peut opposer son véto à un projet de loi des Communes, mais cela ne constitue pas une motion de défiance à l’égard du gouvernement et le bill peut quand même être adopté par les Communes 180 jours plus tard. Dans ce contexte, le rôle du Sénat reste très limité. Il consiste surtout à peaufiner les projets de loi des Communes et à réviser les règlements adoptés par les ministères fédéraux. Historiquement, notre Chambre haute a aussi servi de lobby institutionnalisé, —aux frais des contribuables—, pour les intérêts d’affaire. Avant et après la réforme, le Sénat du Canada n’est pas le contrepoids que les Albertains appellent de leur vœux.
Tout compte fait, ce projet de réforme à la pièce risque de décevoir l’Alberta, d’attaquer l’Ontario et d’enrager le Québec. Il sèmera la zizanie pour une avancée démocratique négligeable. C’est aussi une occasion manquée pour commencer une véritable rénovation du fédéralisme canadien.
Terminons avec une question intrigante. Que fera monsieur Harper si les Québécois lui « conseillent » des sénateurs souverainistes? Acceptera-t-il de les recommander au Gouverneur général, ou violera-t-il la convention constitutionnelle qu’il espère instaurer? S’il veut réellement démocratiser le Sénat, le premier ministre n’aura guère le choix. Il devra reconnaître ouvertement la légitimité politique des «partis séparatistes » qu’il attaquait encore hier. Nos concitoyens albertains sont fins connaisseurs de rodéos et de chevaux. Ils pourraient préférer Incitatus à un honorable sénateur Duceppe.